mercredi 9 décembre 2015

Extrait " L'intrus"

Deuxième extrait de mon recueil "Nouvelles fantastiques d'une journée ordinaire"

Rien n’est plus désagréable que d’être extirpé d’un doux rêve. Et
lorsque ce crime de lèse-majesté est commis, de surcroît, un dimanche
matin, tôt, il y a de quoi se transformer en serial killer. Mais le temps
de franchir les quelques mètres qui sépare le lit de la porte d’entrée du
pavillon, on se ravise. On retrouve visage humain. Ou presque.
C’est dans cet état d’esprit, avec ces idées vaguement meurtrières et la
conscience encore ensuquée que Maxime s’apprête à ouvrir la porte sur
laquelle s’acharne un intrus. Car on essaye bien de la forcer. Il en est sûr,
maintenant que sa main tourne la clef pour déverrouiller son nid douillet
en scandant d’une voix ferme et légèrement éraillée : « Oui, minute ! ».
Face à lui se tient une silhouette vert kaki surmontée d’un bonnet mal
ajusté. Le propriétaire de cette forme longiligne peu avenante semble
excessivement alcoolisé. Il éprouve d’ailleurs d’énormes difficultés à
s’exprimer en découvrant le visage ébouriffé de Maxime.
« Qu’est-ce que vous voulez ?
— Il est là, Jean-François ? bredouille le grand échalas, une
main appuyée contre la façade pour éviter de tomber sur son hôte
involontairement improvisé.
— Il n’y a pas de Jean-François ici. Il n’y a que moi.
— Ah, ben c’est pas sa voiture, là ?
— Non. Je vous conseille d’aller vous coucher. Bonne journée. »
Maxime referme la porte sur ces mots d’une politesse retenue. À quoi
bon s’énerver ? Il se souvient, lui aussi, avoir erré au petit matin dans
ce genre d’état second. En quête d’une agréable tasse de café fumant,
il titubait vers la demeure d’un copain susceptible de l’accueillir pour
achever sa nuit. S’il n’avait pas été réveillé en sursaut, il en rirait presque.
Toujours connecté à l’évocation de ses beuveries, il se méfie de l’inconnu
et décide prestement d’ouvrir les volets de son salon, qui donne sur la
partie du jardin où il gare sa BM. Et bien évidemment, comme il l’a
pressenti, l’individu tourne autour de son véhicule en vacillant.
« Que cherchez-vous ?
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— On dirait la voiture de Jean-François.
— Je vous ai dit qu’il n’y a pas de Jean-François ici. Je vous demande
de sortir de chez moi. Rapidement. Sinon je téléphone à la police. »
À ces mots, l’étranger se prosterne. Avec son visage grimaçant, il
semble visiblement désorienté. Il a dû boire plus que de raison, estime
Maxime. Ce gars est tout aussi perdu que sa raison, et Maxime s’en
veut d’avoir été aussi sec. Après tout, il n’y a pas mort d’homme, et
cet indélicat matinal lui rappelle ses jeunes années d’égarement où les
vapeurs alcoolisées embrumaient sérieusement ses pensées aux premières
heures d’un jour nouveau.
« Ah non, pas la police !
— OK ! Je n’appelle pas la police, mais je vous demande de sortir de
chez moi.
— Faut que je trouve Jean-François. Sa maison est pareille à celle-là.
— Avez-vous son adresse ?
— J’me souviens plus, ajoute l’inconnu en manipulant les touches de
son portable.
— Êtes-vous sûr qu’il habite dans ce quartier ?
— Je sais plus. J’suis perdu.
— Ça, je vois ! Vous souvenez-vous d’un détail ?
— Rien ! J’me souviens de rien. Mais faut qu’je vois Jean-François »,
commence-t-il à sangloter en s’appuyant contre l’aile arrière de la Clio.
Maxime pressent qu’il va dire une bêtise et faire quelque chose qu’il
risque de regretter longtemps. Et en même temps, il ne peut s’empêcher
de penser que ce paumé du petit matin aurait besoin d’un café et d’un
peu d’attention pour poursuivre sous de meilleurs auspices cette journée
démarrée dans la confusion.
« Écoutez ! Je peux vous proposer un café. Mais vous vous tenez bien,
d’accord ?
— Ah ça, c’est sympa ! »
Joignant le geste à la parole, il lui fait signe de pénétrer dans le
salon, tout en laissant la baie vitrée entrebâillée. L’homme le suit dans la
cuisine, et s’assied à son invitation. Il ôte alors son bonnet qu’il pose sur
ses genoux. Maxime prépare deux tasses de café noir qu’il introduit dans
le micro-ondes. Lorsqu’il se retourne, l’inconnu lui sourit, benoîtement.
« Ça va ? », demande Maxime, et sans attendre de réponse, il saisit le
bocal de sucre en morceaux qui trône sur l’étagère du buffet en pin, puis
le place au centre de la table. Le four annonce par une délicate sonnerie
que les tasses sont enfin chaudes. Il les attrape, et propose du sucre à son
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invité incongru. Ce dernier remue la petite cuillère pour que les carrés
fondent plus rapidement dans le liquide fumant, puis porte la tasse à sa
bouche. Sans un mot.
Maxime respecte ce silence tout en remarquant que des larmes
s’écoulent lentement du coin de ses yeux pers vers la commissure de
ses lèvres. Il se souvient de ses pleurs qu’il a lui aussi versés lorsqu’il
prenait conscience de son état et que la raison refaisait péniblement
surface. Maxime ne s’en émeut pas outre mesure. Cependant, un malaise
mêlé de pitié et de nostalgie effleure son esprit maintenant réveillé. Sans
se l’avouer, il semble bien que Maxime éprouve de la sympathie pour
ce type dont il ignore tout à l’exception du prénom de son copain qui
habite une maison similaire à la sienne. Des images de ses jeunes années
d’insouciance refont surface. Du dessous de la pile, elles remontent vers
le dessus en se télescopant avec une hardiesse insolente. Et Maxime
se revoit ingurgiter, jusqu’à plus soif, des quantités astronomiques de
liquides.
D’un bar à un autre. D’une cave mal éclairée à un entrepôt désert.
De l’arrière d’une voiture à un coin de plage à marée basse… tous les
lieux étaient propices à la fiesta. Et l’alcool coulait à flots. Maxime se
contemple dans son costume de joyeux pochtron que ses potes incitaient
à toujours consommer davantage. Il était tellement drôle… bien sûr, les
débuts de soirée étaient d’une hilarité totalement décomplexée. Mais plus
les heures s’effilochaient, plus sa raison se faisait la malle. Sans demander
son reste. C’était le signe que le cauchemar avait commencé. Vertiges,
nausées, délires verbaux incompréhensibles précédaient généralement
les vomissements à répétition qui clôturaient ses errances nocturnes
dont il était le héros incontestable, tant par sa capacité à résister que par
son inconscience à bafouer sa propre estime. Les douleurs étaient alors
insupportables. Dans la gorge, au niveau du bas-ventre, les brûlures,
les hauts le cœur et puis le dégoût de lui-même, l’abattement et enfin
l’effondrement physique, là où il se trouvait.
Soudain Maxime est rappelé à la réalité par des gargouillements qui
resurgissent d’un passé depuis longtemps mis à l’index. Son invité est
pris de soubresauts qui, dans un jet puissant d’acidité, renvoient le trop-
plein d’une nuit bien arrosée.« Là, dans l’évier » enjoint-il, mais pas assez
rapidement et le jeune homme vomit tripes et boyaux sur le carrelage de
la cuisine.
« Le café, ce n’était peut-être pas une bonne idée. Tenez, conclut
Maxime en lui tendant quelques feuilles de sopalin.
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— Je suis désolé. Je peux vous…
— Non, merci ! Ne faites rien. Vous devriez y aller… »
C’est en titubant que l’inconnu reprend le chemin du jardin en passant
par la baie restée ouverte, accompagné par son hôte quelque peu agacé.
Les bras croisés, il le regarde s’éloigner et patiente jusqu’à ce qu’il
disparaisse au bout de la rue pour s’en retourner à la tâche ménagère qui
l’attend.
Allongé sur son canapé d’angle, Maxime bouquine après sa journée
de travail. La trompette de Jon Hassell insuffle à sa lecture, une douce
langueur en cette fin de lundi après-midi. Quelques coups frappés
discrètement l’extraient de cette agréable apathie dans laquelle il se laisse
aller depuis une heure. Le livre en main, il ouvre la porte d’entrée.
« Bonsoir Monsieur !
— Oui, bonsoir. Que désirez-vous ? lance-t-il sèchement après
quelques secondes d’hésitation, en reconnaissant son invité alcoolisé de
la veille.
— Je voulais m’excuser pour mon attitude d’hier matin.
— Vous êtes tout excusé ; cela peut arriver.
— Mais j’ai honte d’avoir vomi dans votre maison.
— Ne vous en faites pas. Ce n’est rien.
— Je voulais quand même m’excuser. C’est pas dans mes habitudes,
vous savez.
— Non, je ne sais pas. Mais vraiment, je vous dis que c’est oublié.
— Tenez, c’est pour vous ! »
Le jeune homme lui présente une boîte blanche surmontée d’un
écusson bleu marine, qui ressemble à un ballotin de chocolat. Maxime
hésite devant les bras tendus porteurs d’une offrande inattendue. Une gêne
l’envahit. Soudain, il s’en veut de s’être montré si peu aimable. Après
tout, il y a des incidents plus graves. Et ce garçon maladroit lui rappelle
une fois encore celui qu’il était quelque trente années plus tôt. Que faire ?
Et en même temps qu’il s’interroge, ses doigts, instinctivement, décollent
l’écusson qui ferme la boîte, et Maxime découvre un assortiment de
chocolats fort appétissants. Il s’étonne de ce choix et avant qu’il puisse
remercier le jeune homme, celui-ci ajoute : « J’ai vu que vous aviez du Van
Houtten sur votre étagère près du sucre. J’ai pensé que vous deviez aimer
le chocolat. » Ivre, il l’était avec certitude, mais aussi fin observateur. Ce
détail amuse Maxime.
« Comment vous appelez-vous ?
— Jérôme.

Si cet extrait vous a donné envie d'en découvrir plus: "Nouvelles fantastiques d'une journée ordianire"

Extrait "La rédemption d'Adanaë"

Premier extrait de mon recueil "Nouvelles fantastiques d'une journée ordinaire"

Je venais de fêter mon vingtième anniversaire avec mes potes et
j’avais une sacrée gueule de bois lorsque je me présentai à l’école de
La Rédemption. Les études m’ayant lâchement abandonné, il me fallait
trouver un job pour subvenir à mes besoins. En outre, mes parents
avaient décidé d’un commun accord qu’ils ne mettraient plus la main au
portefeuille. Je n’avais donc pas d’autre choix que celui de travailler, si
possible sans trop me fatiguer.
L’annonce du journal précisait : « Recherchons jeune homme sérieux
pour surveiller l’étude, accompagner les enfants dans leurs devoirs et
assurer le bon fonctionnement du pensionnat dans son intégralité. » Je
ne savais pas ce que voulait signifier « dans son intégralité », mais le
portrait du postulant potentiel me convenait. Après tout, je n’étais pas
connu des frères puisque j’avais suivi toute ma scolarité dans le public, et
surtout dans une ville différente, à cinq cents kilomètres d’ici. Il n’y avait
donc aucune chance pour qu’ils ne découvrent ma vraie nature. Malgré
les coups martelés par mes kangourous intérieurs, je pariais sur ma bonne
mine. À n’en pas douter, les religieux me donneraient sûrement le Bon
Dieu sans confession. Et s’il eût fallu me confesser, je n’étais pas en
peine d’imagination pour m’inventer quelques péchés véniels facilement
pardonnables. Ce fut donc avec un aplomb certain que je poussai la lourde
porte d’entrée du monastère.
Ces frères-là ne redoutaient pas la vie extérieure à leur congrégation.
On allait et venait assez librement de leur monde au nôtre. Le ballet
incessant des visiteurs en était la preuve incontestable. Et ma première
impression en traversant le jardin fut un agréable mélange de douceur et
d’allégresse. Il semblait faire bon vivre et tous les visages que je croisais
en cherchant mon chemin respiraient la joie et la bonne humeur.
Les parterres, les allées étaient parfaitement entretenus. Aucune
mauvaise herbe ne poussait. Les arbres étaient taillés en symétrie les uns
des autres. Aucune branche ne dépassait de leurs frondaisons. De même,
aucune feuille ne venait perturber la tranquillité de l’eau du bassin. Les
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énormes poissons rouges filaient dans l’onde claire avec une élégance
discrète. Ce décor frisait la perfection et cela n’était pas pour me déplaire.
Il me fallait donc à tout prix décrocher le poste. Ainsi, pourrais-je
méthodiquement m’évertuer à semer quelque désordre et fantaisie dans
cette ambiance un peu trop fadasse à mon goût. Arrogance de jeunesse !
L’idée me comblait d’aise et un sourire provocateur vint s’afficher à la
commissure de mes lèvres sur lesquelles un reste de dentifrice apportait
une touche de fraîcheur à mon haleine encore alcoolisée.
Ne sachant où me diriger, j’aperçus, assis sur un banc de pierre, un
novice au visage innocent. Les yeux fixés droit devant lui, il devait très
certainement prier un quelconque saint de bien vouloir lui accorder
Dieu sait quoi. Mais c’était le cadet de mes soucis. Je désirais juste que
l’on m’indiquât où se trouvait le bureau de la direction. Près de lui, un
splendide camélia offrait ses pétales aux doux rayonnements du soleil
matinal.
« Excusez-moi, je viens pour le poste de surveillant. Pouvez-vous me
dire à qui je dois m’adresser ? »
À mille lieues de toutes préoccupations matérielles, les yeux du
moinillon ne semblèrent pas, dans un premier temps, relever ma présence.
Puis, après une reformulation de ma question, le bleu pers de ses iris
me dévisagea avec une distante froideur. Un frisson fugace me parcourut
l’échine et provoqua un léger frémissement de tous mes muscles. Son
visage s’éclaircît alors, et il me lança, d’un ton jovial : « Suivez-moi, je
vous prie ! »
Il avança par petits pas saccadés, en se retournant régulièrement
comme pour s’assurer que je m’accordais à son rythme. Tout en calant
mes pas sur les siens, je fixai les plis de sa robe de bure qui dansaient
lourdement et soulevaient un léger nuage de poussière. Il me semblait
glisser sur les graviers sans qu’aucun ne crisse. Cette chorégraphie avait
quelque chose de surréaliste dans la lumière ensoleillée de ces premières
heures printanières. Nous traversâmes le vaste jardin en quelques minutes,
gravîmes les marches du perron central pour nous engouffrer dans un
interminable dédale de couloirs.
À chaque fois qu’il se retournait, ses lèvres immobiles paraissaient me
demander toujours la même chose. Et son interrogation muette retentissait
à mes oreilles avec un peu plus d’acuité : « Vous suivez ? »
Nous parcourûmes tant de couloirs, traversâmes tant de pièces que
j’éprouverai par la suite toutes les difficultés à retrouver ce chemin de
traverse. Beaucoup plus tard, lorsqu’il me fallut le réemprunter, je crus
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ne jamais pouvoir réitérer cet itinéraire insensé. Souvent, je penserai
l’avoir rêvé. Convaincu que mon imagination me jouait un mauvais tour,
j’envisagerai qu’elle l’avait dessiné pour m’abandonner dans mes délires.
Aussi, quand nous arrivâmes dans une sorte de cagibi, je poussai un
soupir de soulagement.
Cet espace exigu était plongé dans la pénombre. Un œil-de-bœuf
laissait pénétrer les chauds rayons du soleil à travers les carreaux colorés.
Mais cela ne suffisait pas à réchauffer l’atmosphère froide et humide qui y
régnait. Le moinillon se tourna alors vers moi dans un mouvement d’une
extrême lenteur qui, étrangement, augmenta les battements de mon cœur.
Avais-je peur ? Assurément, cette promenade m’avait perturbé, mais je
n’avais encore jamais été un couard. Son visage me fit face et malgré
le peu de clarté, je distinguai un changement dans sa physionomie. Ses
traits juvéniles laissaient place maintenant aux rides sèches d’une figure
surannée. Il y avait quelque chose de la gargouille dans ce vieillard qui
me dévisageait. De la gargouille et du monstre sorti de je ne sais quel
cauchemar ! Je sursautai. Reculant d’un pas, je me trouvai bloqué par le
mur. Son visage se rapprocha du mien. Je pouvais sentir le souffle chaud
et âcre de son haleine. J’étais acculé contre la paroi, et mes mains se
crispèrent sur la pierre. Des débris de plâtre mêlé de salpêtre se glissèrent
sous mes ongles.
« Faites attention à elle ! Elle ne vous laissera pas tranquille.
— Mais de qui parlez-vous ?
— Elle… elle vous observe, en ce moment.
— Laissez-moi donc, vieux fou ! tentai-je, pour me dégager de son
emprise.
— Vieux fou… murmura-t-il à mon oreille. Elle ne vous laissera pas
tranquille.
— Ça suffit maintenant ! Emmenez-moi au bureau et gardez votre
baratin, ajoutai-je en le poussant violemment. Son corps alla frapper le
mur opposé dans un bruit sourd qui emplit l’espace d’une résonance
macabre. Soudain, un puissant rai de lumière éblouit le réduit, et une
autre voix retentit avec force.
— Frère Yvon, qu’est-ce donc encore cette plaisanterie ? Vous tenez
absolument à effrayer tous les prétendants au poste de surveillant. Si vous
persistez dans cette voie, je vous interdirai le jardin. »
L’homme était de grande stature, charpenté comme un rugbyman et
ses traits burinés trahissaient une assurance que rien ne pouvait faire plier.

Si cet extrait vous a donné envie d'en découvrir plus: "Nouvelles fantastiques d'une journée ordinaire"